Les débuts de la modernisation du secteur de la pêche

Historiens et journalistes font souvent référence à « l'effondrement » du secteur de la pêche à la morue de Terre-Neuve et du Labrador. Selon les sources consultées, cet événement a eu lieu en 1793, 1815, 1860, 1920, 1933 ou en 1992, ou tout aussi bien à d'autres dates que celles mentionnées. En réalité, l'industrie du poisson salé de Terre-Neuve et du Labrador a traversé de multiples cycles d'expansion et de ralentissement, car cette industrie extractive est tributaire d'une ressource en libre accès. Deux problèmes connexes se démarquent pourtant parmi les causes sous-tendant ces fluctuations cycliques complexes. Dans un premier temps, dès le début du 19e siècle, le stock local de morue du Nord connaît un grave déclin. C'est que les marchands aident de nombreux pêcheurs à mieux s'équiper. Ce matériel de pêche plus efficace leur permet d'attraper du poisson qui se fait de plus en plus rare. Les pêcheurs se sont toujours servis de lignes à main appâtées, mais dans les années 1840 ils commencent à utiliser des lignes de fond et des sennes. Vers les années 1860, certains choisissent plutôt les filets maillants. Les trappes à morue font leur apparition dans les années 1890.

Halage d'une trappe à morue, avant 1901
Halage d'une trappe à morue, avant 1901
Certains pêcheurs côtiers de Terre-Neuve et du Labrador ont commencé à se servir de trappes à morue à la fin du XIXe siècle pour compenser le déclin des niveaux de prises.
Reproduit avec la permission de la section Archives and Special Collections (Coll. 137 24.02.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Malgré l'efficacité de la trappe à morue, reconnue d'ailleurs par la plupart des observateurs de l'industrie, les prises de morue du Nord diminuent d'environ 30 p.100 entre 1857 et 1891. Les nouvelles aires de pêche sur les côtes méridionale et occidentale de l'île, ainsi que sur les Grands Bancs, ralentissent toutefois la décroissance des exportations de poisson de la colonie. L'étalement des périodes de pêche dans l'année y participe aussi, puisque l'absence de glace permet aux habitants de ces régions de pêcher l'hiver. Sur la côte septentrionale de l'île de Terre-Neuve, les pêcheurs se dirigent toujours plus au nord à la recherche de nouveaux stocks de poisson le long de la côte du Labrador.

Deuxièmement l'adoption de nouveaux engins de pêche et la multiplication des aires de pêche nuisent à la qualité du poisson salé. Au Labrador, les trappes à morue capturent beaucoup de poissons de petite taille, qui se transforment mal. Le séchage des prises exige des pêcheurs du Labrador qu'ils les expédient dans du sel jusqu'à Terre-Neuve. Cette étape abîme davantage le poisson. Ceux qui s'essaient à le faire sécher sur la côte du Labrador doivent composer avec du temps humide, entre autres difficultés.

Goélettes au Labrador, avant 1921
Goélettes au Labrador, avant 1921
Durant les premières décennies du XXe siècle, des pêcheurs de Terre-Neuve appareillaient tous les étés vers le Labrador pour y pêcher.
Reproduit avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 22.06.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Plutôt que de trier le poisson du Labrador en fonction de sa qualité, les marchands préfèrent l'acheter en vrac à prix fixe (c'est-à-dire en pile, peu importe son état). Cette démarche n'incite nullement les pêcheurs à produire du poisson salé de bonne qualité. Ils sont en effet mieux payés pour un plus grand volume, aussi médiocre soit-il. Les pratiques commerciales se détériorent donc tout autant. Les marchands s'empressent de mettre sur le marché la plus grande quantité de poisson possible pour battre la concurrence. Incertains de la quantité disponible en début de saison, les acheteurs paient le poisson à fort prix. Dès l'arrivée d'autres cargaisons vendues ensuite à des prix concurrentiels, cette abondance de poisson fait chuter les prix.

Les frais indirects associés à la nécessité d'utiliser de nouveaux engins de pêche et de plus gros bateaux ne cessent d'augmenter alors que diminue le prix du poisson. N'améliorant en rien la situation, la pêche est devenue un gagne-pain pour un nombre toujours croissant de personnes. Cette augmentation dépasse le taux de prise. Même si de nombreux jeunes quittent leur village de pêcheurs, les demandes de crédit sont en hausse. Les marchands n'accordent du crédit qu'aux clients dont les engins et les bateaux de pêche sont à forte intensité de capital. Les trappes à morue font fonction de garantie pour l'obtention de crédit. Par contre, elles ne sont d'aucun secours pour résoudre les problèmes écologiques et économiques liés au fléchissement du taux des prises, à l'appauvrissement de la qualité et à la baisse du prix du poisson. Face à cette situation, les marchands ne peuvent qu'augmenter leur limite de crédit. Ils contribuent ainsi à la faillite bancaire de 1894. Le secteur de la pêche rebondit pendant la Première Guerre mondiale, mais s'affaisse de nouveau lorsque la récession frappe après la guerre. Le chef politique du syndicat des pêcheurs (Fishermen's Protective Union), sir William Coaker, espère qu'une amélioration des règles de commercialisation remettra ce secteur en selle. Cependant, cette réglementation échoue en 1921. À Terre-Neuve et au Labrador, dans les années 1930, on ne peut que constater que l'économie associée à l'industrie du poisson salé n'a pas vraiment évolué depuis 100 ans, sauf le nombre de pêcheurs qui surpasse la viabilité d'une ressource limitée.

William Coaker (1871-1938), s.d.
William Coaker (1871-1938), s.d.
William Coaker fonde le syndicat Fishermen's Protective Union en 1908.
Tiré de Who's Who in and from Newfoundland 1930, de Richard Hibbs, R. Hibbs, 2e éd., St. John's, T.-N.-L., 1930, p. 65. Tirage.

Les recommandations de la Commission Amulree

La récession mondiale qui accompagne la fin de la Première Guerre mondiale se transforme à Terre-Neuve et au Labrador en marasme économique dans les années 1920. En 1931, la Grande-Bretagne abandonne l'étalon-or. La valeur de la livre sterling chute. C'est un dur coup pour le secteur de la pêche de l'île de Terre-Neuve, car les exportations se réalisent désormais avec une devise soudain affaiblie. La dette publique, dont une partie est due aux dépenses de guerre, gonfle démesurément au début des années 1930. En novembre 1932, le gouvernement annonce une inexécution partielle sur la dette publique. Le Canada et la Grande-Bretagne lui viennent en aide. Ils assurent le remboursement complet de la dette, mais exigent en retour la mise sur pied d'une commission d'enquête sur la situation financière de la colonie. La Commission royale de Terre-Neuve de 1933 (aussi appelée Commission Amulree) énonce des pistes de solution aux graves difficultés économiques qui l'accablent. La Commission, présidée par William Mackenzie, 1er baron Amulree, recommande la suspension du gouvernement responsable et des partis politiques pendant quelques années. Ainsi, en 1934, le gouvernement vote sa propre disparition alors qu'une Commission non élue prend le relais. Cette année-là, l'économie de l'île est anéantie et sa population, au désespoir. La crise mondiale et l'effondrement des marchés du poisson de Terre-Neuve aggravent les nombreux problèmes écologiques et organisationnels du secteur de la pêche.

La Commission Amulree recommande également que le commissaire aux ressources naturelles chargé de la gestion des secteurs de la pêche, des forêts, de l'agriculture et des mines soit britannique. La Commission Amulree saisit bien le rôle fondamental de la pêche à la morue pour l'île. Elle formule donc plusieurs recommandations précises à ce sujet. Entre autres, assurer la professionnalisation et la dépolitisation du contrôle administratif et la mise en place d'un conseil consultatif sur la pêche en remplacement de la Commission de recherche sur la pêche, jugée incompétente. Elle préconise aussi la présence d'inspecteurs professionnels responsables de la commercialisation du poisson de Terre-Neuve. Ils rempliraient leur mandat à partir des importants marchés du Portugal et de l'Italie, et veilleraient à transmettre en priorité l'information au commissaire préposé au secteur de la pêche à St. John's. Selon la Commission, le système de crédit actuellement en vigueur entre les pêcheurs et les marchands ressemble à bien des égards à du troc et ne fait que promouvoir une culture de l'inefficacité et du laxisme. Il maintient le pêcheur dans un état s'apparentant à la servitude. Une économie monétaire se substituerait graduellement à ce système. De même, la Commission prône la formation de sociétés mutuelles, ainsi que de coopératives qui procureraient aux pêcheurs un sentiment d'appropriation. La saison de la pêche étant trop brève, elle recommande le retour de la pêche hauturière (sur les Grands Bancs), et la professionnalisation de l'industrie, ce qui veut dire la collecte de statistiques, des inspections dans les villages côtiers et de meilleures connaissances sur la pêche.

Lord Amulree, vers 1936
Lord Amulree, vers 1936
Lord Amulree a été nommé président de la Commission royale par le gouvernement britannique.
Photo de Walter Stoneman. Image tirée du site Web de la National Portrait Gallery, Londres, à des fins non commerciales en vertu des termes du contrat de licence : Creative Commons Attribution-Non-Commercial-NoDervis (CC BY-NC-ND 3.0).

À son entrée en scène, la Commission de gouvernement prend son temps pour mettre en pratique quelques-unes des solutions mentionnées. En 1936, l'instauration d'une Commission sur la pêche à Terre-Neuve est l'une de ses premières réalisations d'envergure. Le président de cet organisme, Raymond Gushue, un homme des plus compétents, se montre un gestionnaire talentueux. Cependant, une grave crise économique englobe toute la planète au moment même où l'organisme amorce ces activités. En 1937, le secteur de la pêche traverse une période noire. Les programmes de relocalisation de pêcheurs dans des zones rurales restent en suspens. En 1939, le gouvernement doit garantir un prix plancher pour les exportations de poisson même si la Seconde Guerre mondiale provoque une hausse de la demande de denrées. Celle-ci redonne de la vigueur au secteur de la pêche.

De jours sombres

Le rapport de la Commission Amulree a sans doute surévalué les problèmes qui affligent le secteur de la pêche de Terre-Neuve et exagéré le côté malsain de l'arène politique à St. John's. Cependant, inutile de nier qu'au début des années 1930 le dysfonctionnement du secteur de la pêche nécessitait des mesures correctives. D'après le rapport, (ou plutôt le fonctionnaire à Londres qui l'a rédigé), le secteur de la pêche vit des jours sombres, et il faut agir immédiatement pour le revitaliser. En 1933, ce qui attend Terre-Neuve et le Labrador est la suspension du gouvernement représentatif, plusieurs années remplies d'incertitude économique et enfin, de nombreux rapports et études portant sur l'économie de la pêche. Toutefois, bien des années s'écouleront avant que certaines des améliorations qui s'imposent n'entrent en action. D'une certaine manière, le secteur de la pêche n'est jamais sorti des jours sombres qui l'ont miné au début des années 1930.

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