L'élection de 1908

À l'élection de 1908, les deux partis politiques remportent le même nombre de sièges. Le dominion de Terre-Neuve et du Labrador traverse alors sa plus légendaire crise constitutionnelle. Cette situation inédite entraîne une pagaille politique qui offre soudain au gouverneur une plus grande latitude dans le choix de la personne qui formera le gouvernement.

Des politiques contestées

Entre 1900 et 1907, l'île de Terre-Neuve connaît un essor économique. Le gouvernement a donc tout loisir de mettre en œuvre d'importantes politiques. Le premier ministre Robert Bond procède alors à une modification de l'entente passée avec la Reid Newfoundland Company. Celle-ci prévoyait initialement que le gouvernement verse un montant compensatoire à la société pour la construction et l'exploitation du chemin de fer transinsulaire. Cette décision transforme la famille Reid en adversaire redoutable. Bond tente également d'empêcher les Américains d'acheter du hareng des habitants de la côte ouest de Terre-Neuve. Cette mesure de soutien aux pêcheurs terre-neuviens soulève plutôt leur mécontentement, car la vente d'appâts aux navires américains est un revenu d'appoint nécessaire. L'incident diplomatique qui en découle rend Robert Bond impopulaire auprès des responsables de l'office des colonies à Londres. Ces politiques obtiennent pourtant l'appui du caucus libéral, car la prospérité est au rendez-vous. Toutefois, le vent tourne en 1908 avec l'amorce d'un ralentissement économique.

La fondation du People's Party (Parti populaire)

En 1907, un ministre du cabinet libéral, Edward Morris, poussé par l'ambition politique, quitte le gouvernement sous le plus léger des prétextes. Il siège d'abord comme indépendant, puis reçoit bientôt l'appui des députés conservateurs et de quelques députés libéraux dissidents lors de la mise sur pied de son propre parti politique, le People's Party (ou Parti populaire). Il entend mener une bonne bataille électorale. La confiance de Robert Bond repose sur les réalisations de son gouvernement. L'amitié et le soutien de l'archevêque catholique Mgr M. F. Howley lui sont acquis et les catholiques votent généralement pour le Parti libéral. Certaines circonscriptions du nord de l'île, à majorité protestante, sont également gagnées à sa cause.

Edward Morris (1859-1935), s.d.
Edward Morris (1859-1935), s.d.
Le People's Party qu'Edward Morris a récemment fondé bénéficie de l'appui des députés conservateurs et de députés libéraux dissidents.
Avec la permission des archives (VA 33-59), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Edward Morris pilote une formidable campagne et propose une plateforme expressément conçue pour présenter une vision d'avenir, contrairement au gouvernement et à sa liste d'accomplissements. Cette plateforme pleine de promesses est susceptible d'intéresser la plupart des électeurs. Parmi celles-ci, la construction d'embranchements ferroviaires dans de nombreuses baies plus densément peuplées. Cet engagement réjouit les électeurs, car il laisse entrevoir un service ferroviaire et la création d'emplois liés à sa construction. Edward Morris cible les importantes populations catholiques des circonscriptions libérales, notamment parce qu'il est lui-même catholique. Il se prononce contre le « sectarisme » sous-entendant ainsi que les protestants favorables à Robert Bond sont motivés par un sentiment anti-catholique. La hiérarchie ecclésiastique a exercé, dans le passé, une certaine emprise sur les électeurs, mais les catholiques tiennent néanmoins Edward Morris en haute estime. Il fait parfaitement contrepoids au soutien de Mgr Howley. Les électeurs partisans du Parti conservateur, en grande partie protestants, veulent depuis longtemps se débarrasser de Robert Bond. Ils n'ont donc pas de remords à voter pour Edward Morris et son parti.

Une impasse politique

L'élection finit dans une impasse. Chaque parti récolte 18 sièges à la Chambre d'assemblée. Le vote populaire est réparti pratiquement également. Robert Bond occupe toujours le poste de premier ministre, mais il semble évident que le Parti libéral est incapable de former un gouvernement majoritaire. Dès la nomination par Robert Bond d'un président de la Chambre parmi les députés libéraux, le Parti libéral compterait seulement 17 voix contre 18 pour le People's Party puisque le président n'a pas le droit de vote. Impossible alors d'adopter un projet de loi de crédits, avec pour conséquence le renversement du gouvernement. De son côté, Edward Morris insinue que Robert Bond n'a pas remporté l'élection. Il ne possède donc pas la légitimité voulue pour dépenser les fonds publics avant que ne soit réglée cette question.

La nomination d'Edward Morris comme premier ministre

Dans ces circonstances inusitées, le gouverneur sir William MacGregor ne dispose d'aucun repère pour décider de la marche à suivre durant cette impasse constitutionnelle. À l'instar du gouvernement britannique, il n'aime pas Robert Bond. Ce dernier demande au gouverneur de déclencher une nouvelle élection. Il atteste que seul un gouvernement majoritaire, doté d'un mandat clair, puisse résoudre la crise. Le gouverneur rejette sa requête, car l'élection se déroulerait pendant la saison de la pêche alors que des milliers d'électeurs seraient absents. Devant ce refus, sa seule option est de démissionner de son poste de premier ministre. Le gouverneur demande alors à Edward Morris s'il est en mesure de former un gouvernement majoritaire et de faire adopter un projet de loi de crédits. Edward Morris s'en porte garant. Le gouverneur MacGregor le nomme donc premier ministre et convoque les députés. Si Edward Morris croit sincèrement pouvoir rallier un nombre suffisant de voix, il ne souffle mot de son plan d'action.

Le gouverneur sir William MacGregor (1846-1919), s.d.
Le gouverneur sir William MacGregor (1846-1919), s.d.
Robert Bond doit abandonner son poste de premier ministre lorsque le gouverneur MacGregor refuse de déclencher une autre élection.
Avec la permission des archives (V A33-60), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Une élection non désirée

En dépit de ses affirmations, Edward Morris ne parvient pas à désigner un président de la Chambre et encore moins à adopter un projet de loi de crédits. Le gouverneur se résout à déclencher une autre élection, et ce, même s'il s'y est opposé quelques semaines plus tôt. Il doit maintenant choisir lequel de ces deux hommes endossera les responsabilités de premier ministre pendant la campagne électorale. À la différence de Robert Bond, Edward Morris n'a pas offert sa démission devant son incapacité à gouverner. Les responsables à l'office des colonies à Londres divergent entre eux sur la meilleure stratégie à suivre. Edward Morris doit-il rester premier ministre jusqu'au résultat de l'élection ou Robert Bond doit-il reprendre son poste jusqu'à la fin du scrutin ? Les relations tumultueuses qu'entretient Robert Bond avec le gouvernement britannique font pencher la balance. L'office des colonies préfère Edward Morris et est persuadé qu'il gagnera l'élection.

Les libéraux désapprouvent la démarche du gouverneur MacGregor. Les électeurs cependant ne s'en soucient guère. Edward Morris est premier ministre, et même sans majorité à la Chambre d'assemblée, son pouvoir exécutif lui donne accès aux fonds publics. Il sait exploiter sa popularité auprès des électeurs et s'empare du vote catholique dans des circonscriptions traditionnellement libérales. Il récompense de possibles partisans avec des dépenses publiques. Son People's Party remporte une majorité de sièges à l'élection de 1909. C'est la fin de la crise constitutionnelle.

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