Le commerce international et la grippe espagnole

Terre-Neuve et le Labrador ne sont pas les points d'origine de la grippe espagnole, mais des portes d'entrée. Les ports, les navettes d'approvisionnement et le commerce international ont contribué à l'arrivée de la maladie. Les ports côtiers s'échelonnent en effet le long des routes maritimes de l'Atlantique Nord et de nombreux bateaux étrangers y font escale. Plusieurs jettent l'ancre pour y embarquer des passagers et des membres d'équipage. Certains d'entre eux sont peut-être déjà infectés, mais ne présentent aucun symptôme durant la pandémie de grippe espagnole.

Le port de St. John's, 1905
Le port de St. John's, 1905
La grippe espagnole fait son apparition à Terre-Neuve le 30 septembre 1918 lorsqu'un navire entre au port avec à son bord trois membres d'équipage infectés.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 03.07.013), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Cette situation met la population de Terre-Neuve et du Labrador en danger. La grippe espagnole est une maladie infectieuse extrêmement contagieuse et virulente, car elle se transmet par contact direct. Parmi les personnes l'ayant contractée, un grand nombre en décèdent 24 à 48 heures après les premières manifestations des symptômes dont les principaux sont un affaiblissement général, des maux de tête soudains, une forte fièvre, des courbatures et une sensation générale de malaise.

La guerre favorise la propagation du virus parmi les soldats au combat dans les tranchées, dans la promiscuité des baraques et dans les grandes salles où ils se réunissent pour les repas. Le conflit déplace des centaines de milliers de soldats d'un continent à l'autre. Des contingents reviennent dans leurs foyers lorsqu'ils sont démobilisés. Bon nombre sont porteurs du virus.

Le 30 septembre 1918, un navire entre au port de St. John's avec à son bord trois membres d'équipage déjà infectés. Dans les semaines qui suivent, d'autres marins également contagieux débarquent à Burin et dans divers villages côtiers du Labrador. La dissémination du virus est fulgurante dans l'ensemble du territoire. La grippe espagnole emporte plus de 600 personnes à peine 5 mois après son irruption. La population du Labrador est la plus touchée. Le manque de ressources médicales laisse libre cours à sa propagation. Des moyens de communication déficients entravent les demandes d'aide.

Le SS Harmony et le SS Sagona

Deux bateaux apportent la grippe espagnole au Labrador : le SS Harmony, des missions moraves, et le vapeur-côtier SS Sagona. Bien qu'on ne sache pas d'où provient précisément la contamination des membres d'équipage, les deux navires font de nombreux arrêts dans diverses villes portuaires où sévit l'infection avant de jeter l'ancre au Labrador. Les deux bateaux s'étaient également arrêtés à St. John's au plus fort de la contagion.

Le navire SS Harmony fait annuellement escale dans différents postes missionnaires le long de la côte labradorienne pour y apporter du ravitaillement. Il fait également provision de poisson et de peaux de phoque auprès des Inuit. Il quitte habituellement le port de Londres au début de l'été en direction de St. John's. Pendant plusieurs semaines, il dessert plusieurs villages côtiers du Labrador avant de retourner en Angleterre. En 1917, la guerre oblige le navire à modifier son trajet et à rester en Amérique du Nord. Ne pouvant pas rapporter de marchandises à Londres, il reste à quai à New York de décembre 1917 jusqu'à la fin mars 1918. La grippe espagnole a déjà atteint les États-Unis. Impossible toutefois de savoir si des membres de l'équipage y ont été contaminés.

Le bateau part vers la Barbade en avril pour y embarquer une cargaison de mélasse destinée à l'île de Terre-Neuve. Les marins auraient pu aussi y être infectés. Le 3 août, le bateau entre au port de St. John's, avant de reprendre son itinéraire habituel. Le navire y est amarré en octobre 1918. C'est le pic de la grippe espagnole dans la ville. Le médecin responsable de la santé publique a mis certains bateaux en quarantaine, mais il permet au SS Harmony de quitter le port le 20 octobre vers le Labrador. On ne sait trop pourquoi. À cette époque, le gouvernement et les responsables de la santé ne comprennent pas bien qu'une personne, même en apparence saine, peut être un vecteur de maladie. Ils ont donc sans doute permis le départ du bateau sans prendre conscience du danger de propagation. Quelques jours après son arrivée dans les villages inuit d'Hebron et d'Okak, des centaines d'habitants présentent des symptômes de grippe espagnole. À la fin décembre, 150 personnes sont décédées à Hebron et dans les collectivités avoisinantes. Le bilan à Okak s'élève à 204 décès sur 263 habitants. Les survivants décident d'abandonner leur village décimé, implanté depuis 142 ans, et ils rasent par le feu tous les bâtiments.

Okak, Labrador, avant 1919
Okak, Labrador, avant 1919
La grippe espagnole frappe le village d'Okak le 4 novembre 1918 après l'escale du SS Harmony dont au moins un membre d'équipage est porteur du virus.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 22.03.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le SS Sagona est aussi à quai à St. John's en octobre. Il mouille au village de Cartwright le 20 octobre. Propriété de l'entreprise Reid Newfoundland Company, il fait régulièrement la navette entre l'île de Terre-Neuve et la côte du Labrador pour y débarquer des passagers et y livrer le courrier et diverses cargaisons. Il est resté quatre jours au port de St. John's avant de larguer les amarres le 15 octobre en direction du Labrador. Pourtant, les quotidiens de St. John's relatent chaque jour l'évolution catastrophique de la pandémie de grippe espagnole. N. S. Fraser, responsable des services de santé, ordonne la fermeture des écoles, des théâtres et autres édifices publics afin de freiner la propagation du virus.

Cartwright, Labrador, vers 1900
Cartwright, Labrador, vers 1900
De nombreux habitants du village de Cartwright ont contracté la grippe espagnole après l'arrivée du vapeur-côtier SS Sagona le 20 octobre 1918.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 22.05.001), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Pourtant, les autorités gouvernementales ne mettent pas en quarantaine le bateau et son équipage. À son entrée à Cartwright quelques jours plus tard, un missionnaire anglican en poste au Labrador, le révérend Henry Gordon, note dans son journal personnel que certains membres de l'équipage semblent malades. « Nos quotidiens font état d'une grave épidémie se propageant à Terre-Neuve et ailleurs dans le monde. Nous espérons en être exemptés ici, mais la mauvaise mine de quelques marins est très inquiétante. » De nombreux habitants du village sont touchés les jours suivants. Le virus se propage dans la baie Sandwich et tue 69 des 300 habitants du territoire.

Les conséquences

Même si les allers-retours des bateaux de ravitaillement participent à la propagation de la grippe espagnole dans les villages côtiers, c'est surtout l'isolement des collectivités qui amplifie la contagion. Les communications avec le monde extérieur deviennent rares au départ des bateaux. Il y a pénurie de médecins et d'infirmières. Le mauvais temps empêche les déplacements entre les collectivités. Ce n'est que le 19 mars 1919 que les missionnaires moraves en Angleterre sont finalement mis au courant des circonstances qui prévalent dans les villages d'Okak et d'Hebron, et la baie Sandwich, en raison de problèmes de communication. À ce moment-là cependant, la grippe espagnole a déjà fait son temps au Labrador. Elle a balayé vers la mort des centaines de personnes.

Au moment où la grippe espagnole fait rage, le révérend Gordon écrit au gouvernement colonial pour lui demander du secours. Ce n'est cependant qu'en juin 1919 que débarque un médecin. Le SS Terra Nova apporte aussi des fournitures médicales et du bois de cercueil. Les demandes d'aide parviennent difficilement à l'île de Terre-Neuve et aux collectivités isolées du Labrador avec l'interruption hivernale des livraisons postales par bateau. Au village de Hopedale, le missionnaire W. W. Perrett mentionne qu'il a reçu les premières nouvelles en provenance d'Okak le 20 février 1919.

Les efforts du gouvernement pour lutter contre la grippe sont plus efficaces dans l'île de Terre-Neuve qu'au Labrador. On peut compter sur de meilleures installations médicales et des moyens de communication et de transport plus avancés. Le gouvernement ne tarde pas à fermer de nombreux édifices publics à St. John's, notamment des établissements scolaires, des lieux de culte et des salles de réunion, après l'éclosion de la maladie. Il met en place une réglementation sur la quarantaine pour les navires arrivant au port. Bon nombre de villages côtiers de l'île ferment également leurs édifices publics afin de ralentir la progression de la maladie. À la fin de la pandémie, St. John's enregistre 62 décès, et les villages côtiers, 170.

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