Un changement de gouvernement, 1971-1972

Le 18 janvier 1972, Joseph Smallwood démissionne de son poste de premier ministre. Son remplaçant est Frank Moores, le chef du Parti progressiste-conservateur. Après près de23 ans, le Parti libéral doit céder sa place et Joseph Smallwood n'est plus la figure dominante.

Joseph R. Smallwood (1900-1991), s.d.
Joseph R. Smallwood (1900-1991), s.d.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection J. R. Smallwood 075, 5.05.061), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Ce changement de la garde ne se fait pas sans intrigue. L'élection générale d'octobre 1971 aboutit à un partage des votes frôlant l'égalité. Aucun des deux partis ne peut prétendre détenir un nombre suffisant de sièges à la Chambre d'assemblée pour lui permettre de gouverner. De dépouillements judiciaires en recours judiciaire, deux mois s'écoulent avant la confirmation de la mince majorité parlementaire de Frank Moores. Au cours de cette période litigieuse, les partis tentent de convaincre des députés de modifier leur allégeance politique.

À l'ouverture de la session de la Chambre d'assemblée en mars 1972, les deux partis comptent le même nombre de sièges. Le lieutenant-gouverneur dissout la Chambre à la demande de Frank Moores. Le Parti conservateur obtient ensuite une majorité des sièges lors de l'élection qui a lieu dans le même mois.

L'influence déclinante de Joseph Smallwood

Joseph Smallwood règne sur la politique provinciale depuis des décennies. Il est le fer de lance de l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération en 1949, et remporte six suffrages consécutifs. Toutefois, son pouvoir et son influence sont en régression à l'aube d'une septième élection générale en 1971.

Des mégaprojets ratés, des programmes de relocalisation contestés, des conflits de travail et le style autocratique du premier ministre contribuent à retourner l'opinion publique contre lui. Face au Parti libéral, le Parti progressiste-conservateur fait figure pour la première fois de véritable opposition. Ses rangs comprennent de jeunes politiciens respectés et accomplis comme Frank Moores et John Crosbie.

La vague de changements sociaux qui déferle secoue aussi la réputation de Joseph Smallwood. Vers la fin des années 1960, les avantages substantiels qu'offre la Confédération, et sur lesquels repose sa grande popularité, ne suffisent plus à une bonne partie de la population. Pour une nouvelle génération d'électeurs instruits et lassés des plans d'industrialisation et des programmes de relocalisation, les conservateurs symbolisent la jeunesse et la modernité.

L'élection fédérale de 1968 porte une grave atteinte au pouvoir politique de Smallwood. Si Pierre Trudeau et le Parti libéral n'ont aucune difficulté à conquérir une grande partie du pays, la province de Terre-Neuve et du Labrador ne délègue à Ottawa qu'un seul député libéral accompagné de six députés conservateurs. Ce résultat souligne bien le mécontentement général éprouvé envers Joseph Smallwood et non le Parti libéral fédéral.

L'élection provinciale

Le 6 octobre 1971, le premier ministre annonce la tenue d'une élection provinciale pour le 28 du mois. La nouvelle d'une élection précipitée ne surprend personne. Les sondages ne concèdent aux élus libéraux qu'une mince avance et révèlent la progression des conservateurs. Ils signalent aussi que la popularité de Joseph Smallwood est en perte de vitesse. La possibilité d'une victoire du Parti conservateur se profile.

Joseph Smallwood concentre toutes ses énergies à l'extérieur des grands centres urbains qui, il le sait pertinemment, ne lui sont pas favorables. Un peu plus de la moitié des 42 sièges de la Chambre d'assemblée représente les régions rurales. Il lui faut renforcer l'appui au Parti libéral pour en assurer la majorité. Il n'épargne donc aucun effort pour courtiser les zones rurales. Il se rend dans des douzaines de villages, et prononce même en une seule journée 25 discours. Cependant, rien n'arrête l'élan du Parti conservateur dont la campagne électorale adopte le slogan « Il est grand temps » (de défaire Joseph Smallwood). Frank Moores et son équipe exploitent le désir de changement des électeurs.

Frank Moores (1933-2005), s.d.
Frank Moores (1933-2005), s.d.
Lors de l'élection de 1971, Moores fait campagne sous le slogan « Il est grand temps
Photographie des studios Valerie Lilly. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll - 75, 5.04.840), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L

Le 29 octobre, le dépouillement des bulletins expose une quasi-égalité dans le partage des voix. Le Parti conservateur obtient 21 sièges, le Parti libéral, 20, et le Parti New Labrador, 1 seul. Les conservateurs récoltent 51,33 p. 100 des votes et les libéraux, 44,47 p. 100. Moins de 100 votes ont déterminé le sort de 6 circonscriptions et moins de 8 voix la circonscription de St. Barbe South. Un dépouillement judiciaire est exigé pour chacune d'elles. En attendant les résultats, il est clair qu'aucun des deux principaux partis ne se démarque.

Le parti appelé à gouverner doit nommer l'un de ses propres députés président de la Chambre d'assemblée. Il perd alors un siège puisque le président est neutre et ne vote que pour dénouer une impasse. Les conservateurs ayant un nombre de sièges supérieur, l'élection d'un président les priverait donc d'un siège. Ils se retrouveraient minoritaires puisque l'opposition comprend 21 députés (20 élus libéraux et le député du Parti New Labrador). Le Parti libéral n'est pas davantage en mesure de former un gouvernement avec un nombre inférieur de députés.

Au soir du 29 octobre, Joseph Smallwood maintient qu'il ne démissionnera pas avant la fin des dépouillements judiciaires. Les conservateurs et la presse protestent. Dans le quotidien Evening Telegram du 2 novembre, le sénateur Eugene Forsey, un expert de la constitution, affirme que Joseph Smallwood se ridiculiserait s'il se retirait maintenant alors que les dépouillements judiciaires pourraient éventuellement lui accorder deux ou trois sièges supplémentaires.

Le 2 novembre, Smallwood fait savoir qu'il quittera son poste si les dépouillements judiciaires confirment la défaite de son parti. Le 11 novembre, il stipule que peu importe le résultat, il résignera ses fonctions de premier ministre et de chef du Parti libéral. Un congrès à la direction du parti est prévu pour les 4 et 5 février 1972.

Chaos et jeux politiques

Le chaos et les intrigues politiques se greffent aux résultats de l'élection. Frank Moores et Joseph Smallwood veulent l'appui de Tom Burgess, le député de la circonscription de Labrador West du Parti New Labrador, car il détient la balance du pouvoir. S'il se range dans le camp conservateur, le parti pourrait prendre le pouvoir. S'il opte pour le Parti libéral, ce dernier aura le même nombre de sièges que son opposant. Joseph Smallwood disposerait ainsi d'une marge de manœuvre. Il pourrait tenter de persuader un ou deux élus conservateurs de s'allier à son parti. À défaut d'y parvenir, il déclarerait le parlement sans majorité et déclencherait une autre élection.

Le 12 novembre, ses espoirs sont contrariés lorsque Tom Burgess apporte son soutien au Parti conservateur et lui fait cadeau d'une majorité, en attendant le résultat des dépouillements judiciaires. Dix jours plus tard, on apprend l'arrêt du dépouillement judiciaire de la circonscription de St. Barbe South. Le scrutateur a brûlé par mégarde les bulletins de vote du bureau de scrutin de Sally's Cove. Les libéraux requièrent de la Cour suprême la confirmation de l'annulation de l'élection dans cette circonscription. Les conservateurs veulent, au contraire, la validation de la victoire de leur candidat qui jouit d'une avance de huit voix après le dépouillement d'octobre. Tous les autres dépouillements judiciaires permettent de confirmer finalement les résultats électoraux.

Joseph Smallwood reste en poste jusqu'à ce que la cour donne raison au parti conservateur le 11 janvier 1972. Le juge en chef Furlong écrit qu'il n'a aucun problème à attester de la validité de l'élection et que rien ne justifie son annulation. Les électeurs ont librement choisi et voté, leurs votes dépouillés dans tous les bureaux de scrutin de la circonscription, y compris celui (no 13) de Sally's Cove.

Joseph Smallwood annonce sa démission lors d'une conférence de presse le 13 janvier. Il explique ce retard de deux jours par l'intérêt de deux membres de l'opposition, Tom Burgess et un député conservateur non identifié, de s'associer au Parti libéral. Ils ont ensuite changé d'avis. Il démissionne officiellement le 18 janvier 1972, la même journée où Frank Moores et le gouvernement conservateur prêtent serment.

Un gouvernement conservateur chancelant

Cette décision ne met pas fin à l'incertitude politique. Le 15 janvier, Tom Burgess retire son appui au Parti conservateur. Il soutient que Frank Moores serait revenu sur sa promesse de lui confier un poste au sein du Cabinet si le parti prenait le pouvoir. De plus, les conservateurs perdent la circonscription de St. John's South le 24 janvier. Son député, Hugh Shea, décide plutôt de siéger comme indépendant. Le 2 février, Tom Burgess et Hugh Shea rejoignent le Parti libéral.

Les libéraux n'échappent pas non plus à cette fatalité. Le 21 janvier, le député de la circonscription de Fortune Bay, W. Augustus Oldford, renonce à ses fonctions pour retourner à la magistrature. Le 28 février, le député de la circonscription de Bay de Verde, William Saunders, se retire du parti.

À l'ouverture de la session le 1er mars 1972, la Chambre d'assemblée recense 20 députés conservateurs et 20 députés libéraux, dont Tom Burgess et Hugh Shea. James Russell est nommé président de la Chambre. Le gouvernement conservateur ne compte plus que 19 élus contre 20 dans l'opposition. Ce soir-là, le premier ministre demande au lieutenant-gouverneur E. John A. Harnum de dissoudre la Chambre d'assemblée et de déclencher une élection. Il allègue que son parti et le Parti libéral, dirigé par son nouveau chef Edward Roberts, sont dans l'incapacité de nommer un président et de tenir les rênes du pouvoir.

Le lieutenant-gouverneur acquiesce à la demande et l'élection qui suit, le 24 mars, fournit une solide majorité aux conservateurs qui font élire 33 députés. Les libéraux doivent se contenter de 9 sièges. Tom Burgess et Hugh Shea sont battus dans leur circonscription respective. Joseph Smallwood ne se présente pas, mais se hasarde à un retour en politique en 1974 lors d'une course à la direction du parti contre son successeur, Edward Roberts. Ce dernier gagne au second tour de scrutin au congrès du parti qui a lieu en octobre.

L'année suivante, Joseph Smallwood met sur pied une faction dissidente, le Liberal Reform Party qui remporte quatre sièges à l'élection de septembre 1975. Joseph Smallwood est élu dans la circonscription de Twillingate. De nombreux partisans libéraux lui reprochent d'avoir divisé le vote et participé ainsi à la deuxième victoire du Parti conservateur. Cette faction s'unit au Parti libéral en novembre 1976. Joseph Smallwood abandonne son siège en juin 1977 à l'âge de 76 ans. Le Parti libéral occupe les banquettes de l'opposition jusqu'en1989. C'est Clyde Wells qui le retourne au pouvoir.

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